Les médias s'en sont largement fait l'écho ses derniers jours, aussi avez-vous très certainement déjà dû en entendre parler. De quoi? De cette soudaine prise de conscience qui s'est abattue sur nos chères rédactions de presse. D'une information cruciale, tellement susceptible de bouleverser notre perception du monde qu'elle est digne de figurer à égalité de traitement avec la lutte contre Ebola ou les combats contre l'Etat Islamique. Si vous n'êtes pas déjà assis, je vous conseille vivement de le faire. En fait, non, couchez-vous carrément, on ne sait jamais, sous le choc de la nouvelle, vous pourriez vous sentir pris d'étourdissements et de nausées, autant prendre les précautions nécessaires. C'est bon, vous êtes prêts? Alors, je me lance. Voilà: "il y a une très forte probabilité que votre voisin de fauteuil au cinéma soit un con"... Effarant, non? Euh, pour quelqu'un qui n'a pas foutu les pieds dans une salle obscure depuis trente ans, éventuellement, oui, ça peut être surprenant...
Ce coup-ci, c'est Annabelle qui concentre les attentions, des débordements et autres incidents impliquant de jeunes spectateurs durant certaines projections ces derniers jours ayant conduit quelques multiplexes à déprogrammer le film. Annabelle, si j'ai bien compris, c'est l'histoire d'une poupée maléfique qui vient semer le trouble dans une famille américaine moyenne. Un film qui s'inscrit dans la longue liste des films d'horreur à petit budget, mais à grande rentabilité, et déclinables à l'envi. Si je ne dis pas de bêtises, c'est un courant artist... euh non, pardon, une stratégie commerciale initiée par Paranormal Activity il y a quelques années de ça. Les esprits frappeurs, les gamins possédés, les bibelots démoniaques... Le filon semble inépuisable. Les campagnes de promotion ciblent particulièrement le public adolescent, chaque nouveau film étant présenté comme LE rollercoaster ultime, encore plus mieux que les précédents, "si t'as eu les miquettes en matant le 2, ben là, tu vas faire dans ton froc en voyant le 3!".
Dès lors, il apparaît que certains spectateurs se soient déplacés en salle pour voir Annabelle (ou n'importe quel autre film du même acabit) dans l'optique de passer un rite initiatique, consistant à aller se coller la frousse en groupe comme on monterait à bord d'un train fantôme, afin d'exorciser ses propres peurs, celles que l'on cache aux autres sous peine de passer pour le poltron de la bande. Rien de nouveau sous le soleil, donc, le cinéma d'horreur ayant toujours eu une fonction cathartique. Seulement voilà, au cours de ces fameuses projections houleuses, l'attitude d'une partie du public s'est plus rapprochée de celle de visiteurs de parc d'attraction que de "sages" spectateurs de cinéma. Commentaires à voix hautes, désagréments sonores, déplacements intempestifs, voire insultes, altercations, bagarres, parfois même dégradations du mobilier de la salle, avec témoignages à l'appui de "rescapés" desdites séances, marqués à vie par cette expérience traumatisante ("et dire qu'en plus, j'ai payé 12€ pour aller voir cette merde!").
Au-delà du fait que ce coup de projecteur médiatique contribue fort probablement à donner un petit coup de pouce à la promotion d'Annabelle (qui n'en demandait pas tant), l'emballement des journalistes quant à ces incidents me laisse bien songeur. "Oyez, c'est un film d'horreur qui réveille ces pulsions malsaines chez ces jeunes, d'HORREUR!" Eh bien, j'espère qu'ils ne comptent pas l'adapter en jeu vidéo en suivant, parce que là, pour le coup, ça va être un vrai massacre... J'imagine déjà les gros titres: "Un jeune adolescent de 16 ans, vêtu d'une robe de mariée et maquillé je-vous-dis-pas-c'est-une-horreur, poignarde trois de ses camarades parce qu'il voulait imiter la poupée maléfique avec laquelle il jouait sur sa console." Brrrrr... Plus sérieusement, nos journalistes, tout comme nos exploitants de cinéma, ne découvrent qu'aujourd'hui que des incivilités sont commises dans les salles obscures, pas seulement de façon exceptionnelle (et certes pas à chaque fois de cette ampleur), mais bien tous les jours? Ça, ça fait vraiment froid dans le dos.
On me le dit souvent, quand on en vient au septième art, je suis un vrai "taliban", certes, je plaide coupable. Mais mince, est-ce vraiment trop demander que de vouloir profiter d'une séance de cinéma paisible, au moins une fois de temps en temps? Sans grossiers boulotteurs de pop-corn et autres siphonneurs à la paille de l'extrême, jouant leur vie sur la récupération de cette dernière goutte de Coca, là, au fond du gobelet, alors qu'il est vide depuis belle lurette, mais c'est pas grave, je continue, ça fait du bruit, c'est rigolo. Sans commentaires audio de la part de ces voisins de fauteuil, bien tranquilles comme à la maison et trop désireux de partager à voix haute leur ressenti sur l'action ou leurs prédictions sur les événements à venir (il est possible que l'extrémiste que je suis soit devenu un "aimant" à problèmes, mais un exemple au hasard, grâce aux prestations conjointes de Josiane et Jeannine, assises derrière moi pendant The Artist, et malgré mes CHUT! répétés, je peux vous assurer que je n'ai pas assisté à la projection d'un film muet... ah ça non, c'était même plus bavard qu'un Woody Allen, leur truc).
Egalement, sans "accros" du smartphone (quand ils ne l'utilisent pas pour passer un coup de fil en pleine séance), l'allumant toutes les cinq minutes pour voir l'heure qu'il est, en profitant pour faire défiler leur menu, ah tiens j'ai reçu un commentaire sur facebook, et au fait, quel temps il va faire demain, oh cool j'ai à nouveau toutes mes vies à Candy Crush! Sauf qu'un seul téléphone génère autant de lumière d'un spot de chantier, surtout dans la pénombre d'une salle de cinéma, alors imaginez-en une dizaine qui tournent à fréquence plus ou moins régulière... "Plus de passion, plus d'émotions... plus de photons". J'en profite pour décerner la Palme de la bêtise crasse, à l'unanimité de mon jury (composé de moi), à ce gars, placé trois rangées en-dessous de ma place, qui a passé les dix dernières minutes du Godzilla de Gareth Edwards à consulter sur son iPhone les critiques du film sur l'application Allociné... Durant tout le final, l'écran lumineux de son smartphone tranchait nettement avec l'atmosphère sombre dans laquelle baignait la salle, mais cela n'avait pas l'air de le bousculer... ce dont moi j'ai été privé, étant donné qu'il est sorti dès les premières secondes du générique de fin.
De telles anecdotes, vous devez en avoir vous-mêmes plusieurs dans votre musette. Et cela ne se limite pas aux seules salles obscures, malheureusement. Néanmoins, pour en revenir au cinéma, le perfectionnement des écrans de salon, la miniaturisation des équipements sonores, le haut degré de définition des supports d'image, toutes ces innovations technologiques laissent entrevoir un salut inespéré, la possibilité de jouir chez soi, dans des conditions idéales et sans la promiscuité de voisins de fauteuil malotrus et indisciplinés, d'une expérience cinématographique optimale. Cependant, et pour finir, je serais tenté de quelque peu "doucher" cet espoir, car malheureusement, cette légitime aspiration peut s'avérer bien utopique. Et quels que soient les moyens mis en oeuvre, nul n'est à l'abri de "perturbations", même sous son propre toit. Un témoignage poignant et accablant, d'un contributeur qui a tenu à conserver l'anonymat:
LUI: Bon, tu viens, oui? Ça fait dix minutes qu'on est sur le menu du Blu-ray, je commence à en avoir marre d'entendre en boucle les mêmes trente secondes de musique!
ELLE: Oui, ça va, j'arrive...
[le logo de la 20th Century Fox apparaît, suivi de la fanfare d'Alfred Newman]
ELLE: C'est lequel, celui-là, déjà?
LUI: Un Nouvel Espoir.
ELLE: Non, mais c'est le combien?
LUI: Le IV! C'est possible de regarder calmement?
ELLE: Oh, ça va, c'est pas comme si tu l'avais pas vu cinquante fois, ce film...
LUI: Non, mais c'est juste que c'est commencé, donc...
ELLE: Mais tu le connais par coeur! Me dis pas que t'as besoin de lire!!!
[...]
ELLE: Tiens, voilà la connasse...
LUI: OH! Tu parles pas de Leia comme ça!
ELLE: C'est dans celui-là qu'elle fait des trucs avec son frère?
LUI: Non, c'est dans le V. Et puis, elle fait pas "des trucs", elle l'embrasse juste!
ELLE: Ouais, mais c'est dégueulasse quand même, ils sont juste frère et soeur...
LUI: Mais ils ne peuvent pas le savoir, à ce moment-là!!!
ELLE: N'empêche, c'est sale... Et puis, les macarons, franchement...
LUI: Pfff...
ELLE: Quoi? C'est moche, c'est tout...
[...]
LUI: Où tu vas?
ELLE: Chercher un truc à boire.
LUI: Mais dis-moi, que je mette sur pause!
ELLE: Oh, ça va, c'est pas grave si je rate dix secondes... Je vais comprendre quand même...
[une minute plus tard]
ELLE: ... et il s'est passé quoi?
LUI: Pfff...
[...]
LUI: Aïe, arrête de me serrer le bras comme ça!
ELLE: Mais ça fait peur! Y'en a un qui va se faire manger par le monstre qu'il y a dans l'eau?
LUI: Mais non...
ELLE: Oh non, les murs bougent! Ils vont mourir écrasés?
LUI: Oui, bien sûr, ils ont juste fait deux films après celui-là, mais tous les personnages principaux vont mourir dans ce compacteur...
ELLE: C'est vrai?!
LUI: Euh, tu te fous de moi?
[...]
LUI: Mais où tu vas encore?
ELLE: Aux toilettes, j'ai pas le droit?
LUI: Mais demande-moi de faire pause alors!
ELLE: En même temps, je m'en fous de ce film...
LUI: Je t'ai demandé ce que tu voulais regarder, tu m'as dit "ce que tu veux"!
ELLE: Ouais, mais bon, c'est pas comme si on avait qu'un DVD sur l'étagère non plus, quoi...
LUI: Star Wars, c'est comme une religion, c'est tout! La messe, les gens y vont bien tous les dimanches!!!
ELLE: Je crois que je préfère aller à la messe que me taper Star Wars toutes les semaines... Je crois même que je préférerais regarder Téléfoot plutôt que...
LUI: Mais ça va, oui?!
[...]
ELLE: Forcément, le machin, il fait dix centimètres de large, mais il arrive quand même à tirer en plein dedans!
LUI: C'est parce qu'il est guidé par la Force...
ELLE: Mouais, c'est un peu facile, quand même...
LUI: Tu le fais exprès, c'est pas possible...
ELLE: Quoi? Qu'est-ce que j'ai dit?
[...]
[le End Titles de John Williams résonne dans le salon, les crédits commencent à défiler]
ELLE: Bon, je peux regarder vite fait si Desperate, c'est fini?
LUI: Mais attends, c'est pas encore terminé!
ELLE: Non mais sans déconner, on va se taper le générique en entier?!
LUI: Ben quoi?
ELLE: Non rien... Si je racontais ça aux gens qu'on connait, ils me croiraient pas...
LUI: Genre, tu te barrerais avant les dernières mesures de la 5ème de Beethoven, toi?
ELLE: Mon Dieu...
Ouais, c'est pas facile...
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